Dans une démarche de traçabilité du raisonnement qualitatif, la description ci-dessous revient sur chaque étape de codage successif menée avec la méthode d’analyse par théorisation ancrée. Plus que de donner accès aux sources recueillies par le biais des entretiens, de la journée d’étude, du focus group - ce qui implique des enjeux éthiques et juridiques (anonymisation, rapport aux enquêtés) - le parti pris a été de faire une sélection de différents exemples pour faire comprendre l’analyse progressive et itérative qui a été faite sur la base des éléments d’enquête recueillis. De plus, cela rappelle la nécessaire contextualisation faite pour chaque éléments analysés et la prise en compte d’une subjectivité propre à la démarche qualitative rendant un essai de reproductibilité (identique à celle appliquée sur les données quantitatives) impossible. Ainsi, en accord avec les recommandations émises dans le rapport, l’expérience a été de se décentrer des enjeux de reproductibilité pour faire ressortir dans une démarche de science ouverte le raisonnement mise en oeuvre donnant lieu aux résultats qualitatifs présentés dans l’étude.
L’analyse des deux premières phases qualitatives a été réalisée sur la base de la méthode d’« analyse par théorisation ancrée » développée par Pierre Paillé 1 et le manuel de Christophe Lejeune « Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer »2 tout deux inspirés des principes de la grounded theory (Glaser & Strauss, 1967) 3 traduit en français par théorie/théorisation ancrée/enracinée4.
L’analyse s’est basée sur trois étapes de codage :
un codage ouvert : codification (construction ’étiquettes) ;
un codage axial : construction de propriétés et catégories;
un codage sélectif : articulation des propriétés et construction d’un schéma explicatif (modélisation)
Les étiquettes, propriétés et catégories sont trois notions qu’il faut considérer comme différents niveaux de conceptualisation successifs qui amènent au fur et à mesure à se détacher des informations du terrain pour s’approcher d’une théorisation du phénomène étudié. Ces différents niveaux peuvent s’entremêler au cours de l’analyse.
Les étapes de codage ont été appliquées à un corpus s’enrichissant au fur et à mesure de l’étude conprenant essentiellement les transcripts des entretiens, les prises de note de la journée d’étude et des focus group.
Dans le cadre du codage ouvert, on emploie la notion d’étiquetage experientiel. Il s’agit de répondre à différentes questions : Qu'est-ce qu'il y a ici ? Qu'est ce que c'est ? De quoi est-il question ? Le but des questions n’est pas de classifier, en créant des codes qui résument le sujet abordé mais de formuler par des étiquettes ce que la personne, en employant le terme, souhaite dire et exprimer. Les étiquettes ont donc pour objectif de nous en dire plus sur le « vécu » des acteurs, leurs ressentis vis-à-vis d’une situation, opinions ou représentation. Pendant le codage ouvert, nous suivons plusieurs conseils:
Etiqueter avec des verbes ;
Centrer sur le témoignage : quand il évoque d’autres personnes, que dit l’acteur de sa propre expérience ? ;
S’il parle du futur ou du passé , que dit l’acteur de son expérience présente.
Par exemple :
Le verbatim :
Un des défauts de l'archéologie je dirais qui est en train de disparaître avec les générations nouvelles mais qui a été très fort dans les générations anciennes c'était d'accumuler des données, de les théoriser mais sans vraiment forcément de méthodes, outils, techniques de sécurisation mais d'en accumuler beaucoup sans donc aujourd'hui
Le codage :
noter une évolution générationnelle avec de meilleures pratiques (moins accumuler, sécuriser, mettre en palce des méthodes)
Explication :
Les grandes citations ont été remplacées par des phrases courtes. Le sens était reflété par un verbe et l'idée principale de la personne intérrogée.
La deuxième étape est le codage axial (propriétés- catégories) qui consiste à faire ressortir progressivement les propriétés puis les catégories et d’en comprendre leur articulation. Les propriétés s’articulent entre elles pour donner une catégorie. Les catégories s’articulent entre elles pour donner un modèle. S’opère ainsi un incessant travail d’affinage et de remodelage des propriétés et des catégories en fonction de l’ajout de nouveaux éléments empiriques pour répondre aux questions posées en cours d’analyse : le principe même d’échantillonnage théorique.
Étiquettes -> propriétés -> catégories -> modèle.
Le codage axial implique la catégorisation et la mise en relation (différentes approches sont possibles : une approche théorique, empirique ou logique (spéculative) ). La catégorisation aide à créer des liens entre différents éléments et à comprendre comment ils s’articulent pour définir une notion plus générale. Pierre Paillé insiste sur le long travail nécessaire à la création des catégories qui font l’objet d’un modelage tout au long du travail, et qui sont essentielles pour « constituer une base descriptive riche mise en valeur par une analyse précise et soutenue par une logique argumentative solide. Au cours de la catégorisation, nous devons nous souvenir de trois questions : Qu'est-ce qui se passe ici ? De quoi s'agit-il ? Je suis en face de quel phénomène ? Cela exigeait autre questions : Ce qui est ici est-il lié avec ce que j'ai là ? En quoi et comment est-ce lié ?
Par exemple :
La catégorie :
S'IMPLIQUER DANS LA DIFFUSION CONTRÔLÉE DES INFORMATIONS
Verbatim
: parce que je voulais pas juste que moi-même ou que quelqu'un puisse faire une photo et mettre sur twitter ou sur facebook. En fait l'idée était qu'il y ait des professionnels qui [fassent…] un vrai film court […] parce que oui voilà c’est relativement facile de mettre une photo sur twitter ou sur facebook, mais l'idée pour moi était de dépasser un peu ce qui est le plus simple. […] à deux reprises deux ans, il y a eu des professionnels de la mise en scène qui ont filmé les étudiants et nous-mêmes en train de de faire toutes les phases de la recherche presque toutes. Voilà, donc l'objectif c'est pas un refus des réseaux, sociaux c'est plutôt une volonté de faire quelque chose de professionnel…
==> codage :
gérer et inclure la diffusion des informations de fouille de manière professionnellle (pas un partage de photo simple sur les réseaux)
Verbatim
: dans ses projets, je travaillais à l'époque à l'université de XXX , j'ai eu la chance et le travail aussi d'amorcer un financement privé avec un mécénat privé d'un mécène d'abord et puis d’un deuxième mécène […]
==> codage :
S'appuyer sur des financements privés pour la diffusion vidéo
Explication :
Deux verbatims différents ont été combinés en une seule catégorie et formulés dans une phrase plus courte.
La troisième étape, le codage sélectif, implique trois phases : intégration, modélisation, théorisation. Pour la phase Intégration les questions à se poser sont : Je suis en face de quel phénomène en général ? Quel est le problème principal ? Mon étude porte en définitive sur quoi ? Pendant la phase modélisation : De quel type de phénomène s'agit-il ? Quel(le)s sont les propriétés, les antécédents, les conséquences du phénomène ? Quels sont les processus en jeu au niveau du phénomène ? La phase de théorisation implique une vérification de la pertinence par échantillonage théorique, vérification des implications théoriques , induction analytique, restitution auprès du public concerné.
La carte heuristique ci-dessous a pour vocation de présenter la démarche d'analyse par théorisation ancrée employée dans le cadre de l'étude Décliner-SO. Nous présentons les différentes étapes de codage effectuées et illustrons chaque étape par quelques exemple de catégories/propriétés associées à des verbatims des entretiens, des focus group. Vous y trouverez aussi quelques « mémos » et commentaires rédigés tout au long de l'analyse. Attention, il ne s'agit pas du contenu exhaustif de l'analyse mais bien de quelques exemples pour présenter la démarche.
Pour faciliter le processus d'utilisation de la carte, vous pouvez consulter le schéma ci-dessous et choisir les étapes qui vous intéressent. La mindmap a été construite avec la même structuration que le schéma ci-dessous.
Pour la navigation sur la carte, vous pouvez utiliser votre touchpad ou votre souris. Si vous voyez la petite icône près de certains onglets, vous pouvez placer le curseur et lire la note.
En plus du codage, un travail de « suivi du raisonnement » pour garder une trace est essentiel. Il implique la rédaction de mémo, la rédaction de compte-rendu, la mise en évidence de concepts sensibilisateurs clefs et d’hypothèses intermédiaires.
Avec l’analyse par théorisation ancrée, nous n’avons pas d’hypothèses a priori mais des hypothèses intermédiaires formulées au cours de l’analyse et qui aide à la guider et à la préciser.
Le tableau ci-dessous présente quelques unes de ses hypothèses telles qu’elles ont été rédigées lors de l’analyse. Il s’agit en quelque sorte du partage d’un extrait de carnet de bord avec toute sa rugosité d’écriture.
VISION ENACTIVE DES DONNÉES | |
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Les données obtenues se construisent et émergent d'un questionnement et d'un environnement/interface spécifique. On assiste à une mise en données allant vers une datafication1 (processus même de mise en données associée à des imaginaires et experience subjective2). | |
⇒ Si on pense plus loin, est ce que la mise en données peut aller vers une datafication de l'expérience même de la démarche scientifique ? Cette datafication viserait à automatiser et à coloniser la démarche scientifique d'une seule vue positiviste de la science (sans créativité et sans doute avec des protocoles dès le départ…vision data driven de l'information directement lisible dans les données). Le travail symbolique d’une donnée comme fait existant par soi-même est un des plus grands récits sur les données… le fait qu'elles tiennent d'elles-mêmes sans narration et interprétation… ⇒ Ici, le partie pris est qu’il n'y a pas de données en soi (fameux livre “raw data is an oxymoron”) ⇒ Vision interactionnelle et enactive des données qui émergent du public des données imaginées, des interfaces, et de la finalité | |
Importance de suivre le trajet des données : utilisation de la métaphore du voyage des données et de lignée de données. Les données sont volatiles, mobiles4 | |
CULTURE ÉPISTÉMIQUE ET IMPLICATIONS | |
Ce n'est pas tant les disciplines qui comptent mais la culture de recherche qui met plus ou moins en avant le processus créatif et la valeur apportée du chercheur - de par son interprétation et ses savoirs - à l'opposé d'une posture d'ingénierie où l' automatisation et l'industrialisation de production de données sont privilégiées5 - avec une épistémologie « on nourrit les travaux précédents et on ajoute des données pour une puissance statistique croissante par rapport aux modèles préexistants ». | |
Lorsque la valeur et la reconnaissance du chercheur se fait sur sa capacité d'élaboration et de création théorique, le modelage des données apparaît plus important tout comme l'originalité et la singularité de la base créée (perçue comme création et œuvre). Cela implique une volonté de mise en avant du travail qui est sous-jacent et de garder à la fois la liberté de construction et la liberté et reconnaissance de ce travail (cf. Vial, 2016 en citant Drucker 2004) | |
Comment les bases de recherche reflètent l'orientation de la pensée du chercheur et de ses questions de recherche ? SI le but est de construire des bases de données « toutes propres » (le fameux nettoyage des données6), on part du principe que les données seraient objectives et n'ont pas de biais interprétatif dans leur construction (cf. Griesemer, 20207) ==> Questionnement sur différentes heuristiques ? On part du principe que la transformation en données est un fait ou bien qu’il s’agit d’un retravail. | |
MISE EN DONNÉES ET INTELLIGIBILITÉ | |
Plusieurs étapes successives permettent une mise en données. Sa structuration et sa normalisation dépendent du degré de travail collectif dans l'analyse avec la nécessité d’un terrain commun de réflexion. Le travail collectif peut amener à une structuration et un rapport à la “mise en données” qui dépend de la la culture de la recherche (ex en sciences sociales : travail indépendant et libre vs. travail collectif) ou du statut de la personne (doctorant travail solitaire par défaut). | |
Question de l'intelligibilité de la recherche par les données et la structuration de la grammaire de la base de données. Il y a le rapport à l'intelligibilité : rendre intelligible pour soi et pour les autres avec différentes étapes nécessaires et ce qui a de la valeur pour le chercheur. | |
MAILLAGE DES DONNÉES ET MÉDIATION : | |
Le rôle des médiateurs et des objets frontières est majeur dans un réseau d'acteurs. Le regard ne se porte pas seulement sur des connexions éventuelles entre personnes mais sur la vitalité de ces liens pour que les informations circulent et soient appréhendées collectivement. Le réseau n'est pas seulement constitué d’acteurs et d’actants mais d’un tissu conjonctif, qui fait “la glue” et permet de rendre vivantes et actionnables les informations) | |
Il existe ou va exister un "maillage des données" non pas seulement dépendant des infrastructures de recherche existantes mais surtout du tissu d'aide et de soutien qui est possible d'actionner (question de connectedness plutôt que de connection). Importance d’avoir des facilitateurs de processus et des médiateurs | |
Il y a une différence notable entre le périmètre institutionnel (injonction bonnes pratiques normes) et la mise en place de ces normes avec des braconnages de la déviance qui donne plus ou moins d'avantage en fonction du milieu où on se situe. | |
INTERFACE ET USAGE - INFLUENCES | |
Les interfaces façonnent le regard possible porté sur les données et nécessitent pour le chercheur d'avoir une tension entre structuration et modélisation a priori et une liberté /bidouille interprétative | |
Il est important de voir la construction d'un outil dans une perspective de design comme une interface et non pas l’outil d'un côté et le producteur de l'autre. S'inspirer du design, être au plus proche des "usages singuliers de chaque projet" (Vial, 20168) | |
Plus qu'une vision "outils" interroger les expériences à vivre les usages |